Article rédigé par Me François Beauchamp et Me Étienne Chauvin Associés, De Grandpré Chait
Le 22 juin 2021, la Cour supérieure (juge Martin F. Sheehan) a rendu une décision intéressante en matière d’appel d’offres, soulignant les obligations contractuelles qui en découlent, les éléments qui distinguent les irrégularités majeures des irrégularités mineures ainsi que les moyens pour le soumissionnaire écarté indûment de prouver sa perte.
Cette décision porte sur une réclamation en dommages pour la perte de profit subie par un entrepreneur dont la soumission relative à l’achat et l’installation d’une filière de traitement des eaux usées a été écartée en raison de la présence d’irrégularités jugées majeures. La Cour y rappelle les obligations contractuelles découlant de la présentation d’une soumission en réponse à un appel d’offres dont :
- Obligation du donneur d’ouvrage d’évaluer les soumissions de manière équitable et uniforme pour éviter qu’un soumissionnaire soit désavantagé;
- Obligation d’octroyer le contrat à un soumissionnaire conforme sous réserve de la latitude dans l’analyse de la conformité qui lui donner la discrétion administrative permettant d’accepter une soumission malgré certaines irrégularités mineures.
Quant aux facteurs considérés pour distinguer les irrégularités mineures des irrégularités majeures, il réfère aux suivants :
- Formulation utilisée par le donneur d’ouvrage dans les documents d‘appel d’offres;
- Présence d’une clause de réserve;
- Incidence de la dérogation sur le principe de l’égalité des soumissionnaires (le prix);
- Caractère accessoire, secondaire, ou facilement remédiable de l’irrégularité;
- Intérêt public (devoir de procurer aux citoyens le meilleur service au meilleur coût possible dans un délai raisonnable);
- Consultation d’experts et avis juridiques;
- Conduite du donneur d’ouvrage comme indice de son intention au moment de la soumission.
Le juge retient que le devis en cause n’est pas un devis de performance qui aurait permet de faire fi des exigences de la Ville en fournissant une solution fonctionnelle équivalente, mais un devis de type mixte puisque :
- Le droit de proposer d’autres solutions est encadré et n’est pris en considération que si le soumissionnaire est le plus bas soumissionnaire conforme qui utilise les matériaux, les produits et l’équipement indiqués dans les spécifications.
- L’analyse des soumissions ne se faisait pas selon une grille d’analyse double qui comprend les aspects qualitatifs et quantitatifs.
Même si la Cour conclut que la soumission de Mabarex comportait des irrégularités majeures, elle s’attarde à la manière d’établir la preuve de perte.
D’abord, elle rejette l’objection quant à l’utilisation d’un fichier Excel contenant des données provenant du système comptable de Mabarex pour établir sa preuve de perte de profits. À ce sujet, elle souligne que la Cour d’appel a nuancé sa position quant à l’inadmissibilité de la documentation financière de la partie demanderesse dans Capmatic Ltd c. American Brands, 2019 QCCA 1150. En énonçant qu’il n’est pas nécessaire que la preuve de la marge de profit soit faite à l’aide d’états financiers vérifiés, sous réserve de la preuve de la fiabilité des données apparaissant dans cette documentation.
Quant aux dommages auxquels le soumissionnaire peut prétendre, le juge mentionne ce qui suit :
- ils sont composés des pertes subies et du gain manqué;
- il faut évaluer le profit qu’aurait réalisé le soumissionnaire s’il avait exécuté le contrat et ces dommages représentent souvent le prix indiqué à la soumission déduction faite des coûts pour compléter le contrat.
Il faut une preuve suffisante et concluante et plusieurs méthodes peuvent être utilisées et si plusieurs tendent vers une même conclusion, l’évaluation sera facilitée, soit :
- Calculs du soumissionnaire aux fins de sa soumission;
- Profit réalisé par le soumissionnaire au cours des années précédentes ou même subséquentes;
- Comparaison avec le profit brut estimé ou réalisé par d’autres soumissionnaires;
- La marge généralement réalisée par l’entrepreneur selon ses états financiers.
Enfin, pour ce qui est des frais d’administration et frais généraux, ils se distinguent du profit net puisque seule la perte d’un gain réellement encourue peut-être dédommagée. Ces frais doivent être analysés pour évaluer si certains auraient dû être encourus ou augmentés dans la mesure où le contrat aurait été effectué.
Conclusion
En définitive, ce jugement de la Cour supérieure traite non seulement de la qualification d’un devis, des irrégularités dont on peut tenir compte en matière de soumission, mais également de la nature des dommages qui peuvent être réclamés, tout comme la panoplie des méthodes pour les établir.