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La question de la perte de confiance du public pourrait-elle sonner le glas pour certains entrepreneurs détenteurs de licences?

Par Me Jean-Philippe Asselin et Me Maxime Renaud / De Grandpré Chait

 

Les dispositions de la Loi sur le bâtiment1 prévoient plusieurs cas où la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) peut suspendre ou annuler une licence émise à un entrepreneur, dont notamment lorsque celui-ci a agi de telle sorte qu’il ne se mérite plus la confiance du public2.

Le Tribunal administratif du travail (TAT) a notamment eu à se pencher sur cette question dans le dossier 3087-9894 Québec Inc. c. La Régie du bâtiment du Québec3. Dans ce dossier, l’appelante demandait que la décision des régisseurs d’annuler sa licence d’entrepreneur ainsi que celles de plusieurs compagnies affiliées, lesquelles faisaient toutes affaires sous la dénomination sociale « Les Habitations Trigone » soit infirmée.

La décision de première instance a eu des effets importants sur toutes les sociétés faisant partie du groupe « Les Habitations Trigone » : chantiers arrêtés, sous-traitants et employés mis à risque, clients incertains de la livraison de leurs immeubles et perte de plusieurs contrats pour ces entreprises avec toutes les conséquences qui en découlent. Un sursis d’exécution de la décision avait d’ailleurs été ordonné par le TAT.

La dénomination sociale « Les Habitations Trigone », laquelle constitue dorénavant une marque de commerce, englobe plusieurs sociétés œuvrant dans le développement de projets immobiliers. Il y a lieu de noter que plusieurs de ces sociétés détiennent des licences d’entrepreneur émises pour des projets uniques et pour lesquelles les répondants sont sensiblement les mêmes. L’émission de telles licences était conforme à la Loi et à ses règlements4 au moment de leur octroi.

En septembre 2020, la RBQ reprochait alors à Les Habitations Trigone de multiplier volontairement la création de sociétés distinctes pour leurs différents projets, tout en employant systématiquement le nom commercial « Habitations Trigone », ce qui aurait pour effet d’induire ses cocontractants et le public en erreur. Ce modus operandi occasionnait plusieurs autres problèmes sérieux, dont notamment le fait que lorsqu’un projet s’achevait, la société créée pour cette fin spécifique cessait toute activité quelques années après, laissant alors ses créanciers dans l’impossibilité de se faire payer des jugements qu’ils avaient obtenus. De nombreux autres reproches leur sont également formulés. Séparément et formulés à des personnes morales détentrices de licences distinctes, ces faits et reproches avaient pu passer sous le radar pendant plusieurs années.

La décision du Tribunal administratif du travail (TAT)

La décision rendue par le TAT s’inscrit dans les objectifs ultimes de la Loi, à savoir la protection du public, de s’assurer de la probité des entrepreneurs détenteurs de licences, de leur compétence et de leurs bonnes mœurs.

Dans le cadre de son analyse, le TAT a eu à analyser les notions de probité et de compétence afin de déterminer si les comportements des différentes sociétés avaient eu pour effet de lui faire perdre la confiance du public. Nous estimons approprié à cette étape de mentionner que la multiplication des éléments en défaveur de « Les Habitations Trigone » a eu un impact notable puisqu’il se pourrait que chacun d’eux, pris séparément, ne permette pas d’en arriver à la conclusion qu’elles ont perdu la confiance du public. Chaque cas demeure un cas d’espèce. Il faut également mettre en lumière que les sociétés exerçant leurs activités sous la dénomination « Les Habitations » Trigone ont été traitées comme une seule et même entité fautive dans le cadre de l’analyse vu la présence d’administrateurs et de répondants communs aux différentes entreprises.

Nous tenterons donc d’établir avec plus de précision ce qui constitue la probité et la compétence d’un entrepreneur et quels sont les comportements qui pourraient mener à leur perte et, incidemment, à la suspension ou l’annulation de la licence.

Selon les dispositions de l’article 62.0.1 de la Loi5, il appartient au détenteur de la licence d’établir qu’elle est de bonnes mœurs et qu’elle peut exercer ses activités d’entrepreneur avec compétence et probité. Il est de la responsabilité du titulaire de la licence de satisfaire en tout temps aux conditions requises pour sa délivrance et il n’existe aucune présomption de compétence ou de probité du simple fait que la RBQ ait déjà émis des licences.

Ces dispositions de la Loi ne limitent pas la question de la probité uniquement à des questions de fraude, de crime organisé, de corruption ou à des comportements malhonnêtes. Cette nouvelle disposition législative visait plutôt à compléter celles déjà en place afin d’assurer la protection du public dans l’industrie de la construction.

L’affaire Ozuna6, a permis d’établir le cadre d’une analyse contextuelle et globale en pondérant les circonstances et les facteurs pris en considération pour ce qui a trait à la probité : le comportement, sa contemporanéité, sa répétition et sa gravité. La probité réfère non seulement à la notion d’honnêteté, mais aussi à celle d’intégrité. Selon le dictionnaire Le Petit Robert, l’intégrité est définie comme étant l’état d’une personne intègre, ce qui réfère également au fait d’être juste et équitable. La probité peut aussi inclure, à titre d’exemple, l’éthique, le respect de ses engagements ou de la loi, la négligence ou l’insouciance dans le cadre de ses activités d’entreprise, notamment dans ses relations avec les tiers.

Dans le dossier de 3087-9894 Québec Inc., le TAT en est venu à la conclusion que bien que la structure juridique des entités exerçant sous la dénomination « Les Habitations Trigone » soit légale, celle-ci a quand même semé de la confusion en manquant de cohérence et de clarté entre ses différentes entreprises. Une telle confusion, créée volontairement ou non constitue un manque de probité en ce que ce geste affecte la confiance du public. Ces sociétés ont légalement décidé de la manière dont elles organisaient leurs activités commerciales, mais elles devaient tout de même être capables d’établir qu’elles étaient de bonnes mœurs et qu’elles exerçaient leurs activités avec compétence et probité.

Même si une société a légitimement cessé ses activités en raison de l’accomplissement de son objet, le non-paiement des jugements rendus à son encontre peut créer un manque de probité. En effet, bien qu’il soit vrai qu’une société ne puisse pas nécessairement prévoir une poursuite postérieure à la cessation de ses activités, un tel manquement naît plutôt du fait que la société n’a plus d’actifs à saisir pour pourvoir au paiement du jugement. Conséquemment, lorsque les dirigeants font fi des jugements rendus à l’encontre de leurs sociétés de manière répétée et dans un but organisé, il n’est pas dans l’intérêt du public de les laisser poursuivre leurs activités d’entrepreneur.

La notion de compétence n’est pas non plus définie dans la Loi. Personne ne s’attend à un comportement exemplaire de l’entrepreneur. Cette question doit plutôt tenir compte du contexte dans lequel l’entrepreneur évolue et l’on doit donc faire une analyse globale de la compétence en pondérant les circonstances et les facteurs en fonction des critères suivants : l’objet, la contemporanéité, la répétition et la gravité des comportements antérieurs allégués.

Dans le dossier de 3087-9894 Québec Inc., le TAT en est venu à la conclusion que la multiplicité de fausses déclarations, des avis de correction non respectés et des infractions à la LSST7 ainsi que l’utilisation de numéros de licences non conformes, la mauvaise qualité de certains travaux et du service après-vente et les nombreuses demandes retenues par la GCR militaient en faveur d’une déclaration d’absence de compétence vu le manque de rigueur ou d’insouciance des différentes sociétés.

Considérant tout ce qui précède, le TAT en est venu à la conclusion que les sociétés exerçant leurs activités sous la dénomination « Les Habitations Trigone » et ses dirigeants ne remplissaient plus les conditions requises aux articles 58 à 62.0.4 de la Loi8 pour voir au maintien de leur licence.

Il faut donc retenir de ce qui précède que :

  • L’entrepreneur doit démontrer sa probité et sa compétence pendant toute la période de détention de sa licence et ainsi, que le public peut avoir confiance en lui ;
  • Des comportements répétés, volontaires, organisés, insouciants ou causant une confusion volontaire ou non dans l’exercice de ses activités peuvent mener à la suspension ou l’annulation d’une licence ;
  • La multiplication des sociétés, qu’elles soient organisées ou non, ayant les mêmes administrateurs comme répondants peut être affectée par le manque de probité et de compétence de ses administrateurs ou par les comportements fautifs de sociétés liées. On peut ici parler d’imputabilité collatérale.

Pour voir l'ensemble du jugement, cliquez ici.

  1. Loi sur le bâtiment, RLRQ c B-1.1
  2. Article 70 alinéa 12 de la Loi sur le bâtiment, RLRQ c B-1.1
  3. 3087-9894 Québec Inc. c. La Régie du bâtiment du Québec, 2022 QCTAT 3642
  4. Article 50 du Règlement sur la qualification professionnelle des entrepreneurs et des constructeurs-propriétaires, RLRQ c B-1.1, r 9
  5. Article 62.0.1 de la Loi sur le bâtiment, RLRQ c B-1.1
  6. Ozuna Encarnacion c. Régie du bâtiment du Québec, 2019 QCTAT 925.
  7. Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ c S-2.1
  8. Articles 58 à 62.0.4 de la Loi sur le bâtiment, RLRQ c B-1.1
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