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La retenue a ses limites!

Article rédigé par Me François Beauchamp et Me Étienne ChauvinAssociés, De Grandpré Chait

À nouveau, le 6 avril 2022, la Cour supérieure s’est prononcée sur le bien-fondé du recours d’un entrepreneur en réclamation des coûts supplémentaires encourus en raison de travaux additionnels ainsi que des intérêts sur les paiements effectués en retard totalisant plus ou moins 360 000$.

L’entrepreneur Sintra, qui s’était vu octroyer un contrat pour des travaux de pavage et de réfection de trottoirs et d’égouts au prin-temps 2014, soutenait que la Ville de Montréal avait manqué à son obligation contractuelle d’agir de bonne foi en ne lui dévoilant pas des informations importantes au moment de l’appel d’offres, en l’occur-rence la présence de voies ferrées de tramway sous la chaussée et la fermeture partielle du pont Honoré-Mercier empêchant le transport des pierres au chantier pendant une certaine période.

L’entrepreneur lui reprochait également sa conduite négligente et déraisonnable en refusant de le rencontrer à plusieurs reprises durant les travaux et en retenant indûment des sommes qu’elle reconnaissait pourtant lui devoir.

À cet égard, la preuve révèle qu’en octobre 2015, le contentieux de la Ville demande de ne plus faire de paiement à Sintra puisque la Commission Charbonneau est sur le point de rendre public son rap-port. En novembre, la Ville transmet une mise en demeure à Sintra l’invitant à se prévaloir des mécanismes de remboursement volontaire prévus à la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics. La Ville intente également un recours contre Sintra pour récupérer des sommes injustement payées qui sera finalement réglé après que Sintra se soit soumise au programme de paiement volontaire.

Alors que les décomptes no 9 et 10 seront émis par la suite et payés, le décompte no 11 sera émis au procès sans qu’aucune somme ne soit payée. De plus, bien que la Ville reconnait dans ses procédures la validité de plusieurs réclamations pour des travaux supplémentaires, aucune réclamation ne sera payée.

Statuant d’abord sur la réclamation pour l’enlèvement des rails, la Cour supérieure refuse d’y faire droit retenant que le contrat à for-fait était clair en ce que ces travaux faisaient expressément partie de l’appel d’offres. Elle souligne que Sintra, spécialisée dans ce genre de travaux, avait l’habitude de gérer la nature et les conditions des sols en profondeur, qu’elle aurait pu réaliser du carottage pour évaluer les risques et qu’il était de connaissance générale qu’il y avait déjà eu un réseau de tramway à Montréal.

Elle rejette également la réclamation liée à la fermeture partielle du pont Honoré-Mercier bien qu’elle reconnait que la Ville était au courant de travaux majeurs qui allaient obstruer la circulation et générer des défis pour les travaux à réaliser et que cette information importante n’avait pas été divulguée à Sintra. En effet, le juge Mayer est d’avis que l’entrepreneur avait l’obligation de s’informer de l’état des travaux sur le pont et qu’à ce titre elle a été négligente.

La Cour supérieure accorde un montant de 72 118$ pour des travaux supplémentaires et pour l’indexation du bitume en tenant compte de l’imposition de pénalités contractuelles pour garantir la qualité des travaux qu’elle considère bien fondée en raison de la mauvaise qualité de l’asphalte et de la situation non sécuritaire du chantier.

Elle condamne aussi la Ville au paiement de certains éléments impayés aux bordereaux de paiements progressifs ainsi qu’à une somme de 30 571$ pour les intérêts liés aux paiements en retard qui courent à compter de la fin du délai accordé à la mise en demeure adressée par Sintra, faute d’être en demeure par l’effet du contrat ou de la loi.

Enfin, considérant que la Ville a manqué à son devoir de collaboration au cours du processus contractuel, plaçant Sintra dans une situation d’incertitude continuelle, et qu’elle a abusé de son droit de retenue alors que certaines sommes demeuraient impayées depuis plusieurs années, elle accorde 5 000$ à titre de dommages moraux.

Sur la question du droit de retenue, la Cour étudie l’argument de la Ville à l’effet qu’une clause du contrat lui permettait de retenir et opérer compensation entre les sommes dues par la Ville et les sommes dues par l’entrepreneur pour quelque cause que ce soit. La Cour souligne que cette clause ne fait que réitérer les grands principes de la subrogation légale et ne permet pas à la Ville de compenser des dettes n’importe comment. Encore faut-il que des sommes lui soient dues et pour cela il faut qu’elles soient liquides, certaines et exigibles.

Le Tribunal rejette l’argument à l’effet que la réclamation de la Ville pour le remboursement de sommes payées en trop était prescrite, mais est néanmoins d’avis que cette dette n’était pas certaine puisque contestée par Sintra.

Cette décision rappelle de nombreux principes juridiques en référant à la jurisprudence pertinence que ce soit à l’égard de la nature forfaitaire du contrat, de l’obligation de renseignement du donneur d’ouvrage, du point de départ de la prescription, de la compensation ou encore, de l’abus de droit.

Elle a toutefois été portée en appel par les deux parties. Sintra réclame un montant supérieur à celui accordé pour les dommages-intérêts contractuels alors que la Ville a obtenu la permission de loger un appel incident au motif que la retenue était permise par le contrat et que le jugement contredit une certaine jurisprudence en matière de compensation (2022 QCCA 172).

En définitive, ce jugement sans créer véritablement un renversement jurisprudentiel au niveau de l’interprétation, de l’administration, voire la gestion des clauses compensatoires, est un avertissement pour les corps publics, et particulièrement les villes.

En effet, trop souvent cette façon d’agir pouvait éventuellement se retrouver sous le chapitre de l’abus contractuel.

À tout événement, l’arrêt de la Cour d’appel qui ne sera malheureu-sement pas rendu avant quelques années, pourrait tout de même prendre cette occasion pour remettre les pendules à l’heure quant aux agissements des villes.

 

Sintra inc c. Ville de Montréal

2022 QCCS 1166 (juge Paul Mayer) – en appel – 500-09-030028-229

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